Notre
loi des suspects
Francis de Pressensé
La France a
connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques,
provoquées par
certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont
toujours
fait payer à la liberté les frais d'une sécurité menteuse. Sous la
monarchie de
Juillet, les lois de septembre furent votées sous l'impression de
tentatives de
régicide, sous le prétexte de la défense de l'ordre social, mais en
réalité
dans le dessein d'étouffer par la peur le mouvement révolutionnaire qui
se
poursuivait dans les masses profondes d'un peuple tenu hors l'enceinte
du pays
légal, et qui avaient cessé de plaire aux anciens carbonari
de la
Restauration, devenus les conservateurs du nouveau régime auxquels ils
devaient
places, honneurs et fortune. Ces lois d'exception furent le
commencement de la
brouille définitive entre la royauté soi-disant républicaine de la
branche
cadette et une démocratie dégoûtée de l'hypocrisie du juste milieu, du
monopole
politique d'une bourgeoisie aussi égoïste et moins décorative que
l'ancienne
noblesse et de la corruption croissante d'une société asservie au
capitalisme.
C'est de l'adoption de ces mesures de salut public que datent, et
l'expansion
accélérée du socialisme, mis hors la loi par un gouvernement oublieux
de ses
origines, et le renouveau de l'idéalisme républicain proscrit par les
anciens
complices des conspirations révolutionnaires de la Restauration, et le
dégoût
sans borne et sans retour des libéraux, épris de justice et de progrès.
Le second
Empire fondé sur le crime, né d'un coup d'État n'avait pas à renier ses
origines ou à mentir à son principe. Régime hybride qui avait
l'impudeur
d'associer dans ses formules à la doctrine césarienne de l'Élu du
peuple la
doctrine légitimiste de l'hérédité, il affectait également d'inscrire
au
fronton d'une constitution copiée sur celles de l'Empire, c'est-à-dire
du
despotisme le plus écrasant qu'ait connu le monde, les principes de
1789 et la
déclaration des Droits de l'Homme, base du droit public des Français.
En 1857,
après l'attentat d'Orsini, il jeta le masque. La loi de sûreté générale
vint
suspendre le peu de garanties que le 2 décembre avait daigné laisser à
ceux des
citoyens français que la mitraille de Canrobert et les proscriptions de
Maupas
ou de Morny avaient épargnés.
Dès lors, le
second Empire fut marqué au front d'une tache indélébile. Il eut beau
revêtir
je ne sais quelles défroques d'un libéralisme mensonger. Il eut beau
chercher à
s'approprier les formes de ce parlementarisme d'emprunt qui n'a jamais
servi,
en dehors du sol historique où il est né et où ses racines ont pu
s'enfoncer
dans les couches apportées par les alluvions des siècles, qu'à dresser
le décor
d'une mesquine et sordide comédie d'intrigues et qu'à tendre un
paravent devant
les louches combinaisons des politiciens de chambre et
d'antichambre.
Le césarisme
avait sué sa peur, il avait laissé transparaître son âme de défiance et
d'oppression, il avait avoué, dans un hoquet de terreur, sa haine des
garanties
élémentaires du droit et son inguérissable amour pour la force brutale,
pour la
police tutélaire et le sabre protecteur.
Règle générale
: quand un régime promulgue sa loi des suspects,
quand il dresse ses
tables de proscription, quand il s'abaisse à chercher d'une main
fébrile dans
l'arsenal des vieilles législations les armes empoisonnées, les armes à
deux
tranchants de la peine forte et dure, c'est qu'il
est atteint dans ses
œuvres vives, c'est qu'il se débat contre un mal qui ne pardonne pas,
c'est
qu'il a perdu non seulement la confiance des peuples, mais toute
confiance en
soi-même.
Il s'agit de
savoir à cette heure si la République Française en est là. Je
m'empresse de
dire bien haut que, s'il ne s'agissait que de la République telle que
l'ont
faite vingt-cinq ans d'opportunisme, telle que nous la connaissons sous
les
espèces d'un Président-parvenu qui joue au souverain, d'un premier
ministre
sournoisement brutal qui essaye d'adapter à sa lourde main la poignée
du glaive
de la raison d'État, d'un Parlement où tout est représenté, sauf la
conscience
et l'âme de la France, il ne vaudrait sans doute pas beaucoup la peine
de se
préoccuper bien vivement du sort de cet édifice branlant. Nous ne
devons pas
oublier, toutefois, que la République a cet avantage d'être une forme
vide, un
corps où nous pouvons souffler une âme, où nous pouvons mettre un
esprit et
qu'à la différence de toute autre gouvernement qui ne s'établirait pas
sans
avoir quelques-uns des artisans de l'avenir et sans avoir supprimé
quelques-unes de nos pauvres franchises, elle se prête à merveille, si
seulement nous avons la force de le vouloir, à toutes les
transformations
nécessaires, à toutes les réalisations progressives de l'idéal. Ce qui
revient
à dire qu'elle est la forme adéquate du gouvernement de tous par tous
et que
tout ce qui y porterait atteinte constituerait une usurpation.
Eh bien !
cette république qui a trompé tant d'espérances, elle a, en un jour de
panique,
adopté, elle aussi, ses lois de septembre, sa loi
de sûreté générale,
sa loi des suspects. Sous l'impression terrifiante
d'attentats pour
lesquels ceux qui me connaissent ne s'attendront sûrement pas à ce que
je
m'abaisse à me défendre d'aucune indulgence, les Chambres ont voté en
1893 et
en 1894, d'urgence, au pied levé, dans des conditions inouïes de
précipitation
et de légèreté, des mesures qui ne sont rien de moins que la violation
de tous
les principes de notre droit. Dans la seconde partie de cette brochure,
un
juriste a admirablement exposé le caractère de cette législation
d'exception.
Un écrivain, que ses relations mettent à même de bien connaître les
victimes de
ces lois vraiment scélérates, a dépouillé, dans le dernier chapitre,
quelques-uns des dossiers des procès intentés de ce chef.
Je
n'insisterai pas sur une démonstration qui est faite plus loin, et bien
faite.
Qu'il me suffise de dire que ces lois frappent, de propos délibéré, des
délits
ou des crimes d'opinion ; qu'elles sont faites contre une catégorie,
non pas de
délits ni de crimes, mais de personnes ; qu'elles modifient la
juridiction de
droit commun en matière de presse, laquelle est le jury ; qu'elles
établissent
un huis-clos monstrueux en supprimant la reproduction des débats ;
qu'elles
permettent l'imposition hypocrite d'une peine accessoire, la
relégation, — qui
n'est autre que le bagne et qui peut être le corollaire d'une
condamnation à
quelques mois d'emprisonnement ; qu'elles donnent une prime à la
provocation et
à la délation, qu'elles prétendent atteindre, sous le nom d'entente et
de
participation à l'entente, des .faits aussi peu susceptibles de
répression que
des entretiens privés, des lettres missives voir la présence à une
conversation, l'audition de certains propos ; qu'elles ont créé un
nouveau
délit, non seulement de provocation au crime, mais d'apologie du crime,
lequel
peut résulter de la simple énumération objective des circonstances dans
lesquelles tel ou tel attentat se sera produit. J'en passe.
Ajoutez à
cela que l'application de ces lois plus que draconiennes a été faite
dans un
esprit de férocité. que c'est une sorte de guerre au couteau entre les
soi-disant sauveurs et les prétendus ennemis de la société ; que l'on a
vu les
tribunaux frapper impitoyablement de la prison et de la relégation,
c'est-à-dire du bagne à perpétuité, la participation à des soirées
familiales
(Angers), l'audition des paroles délibérément scélérates d'un agent
provocateur
(Dijon), le chant d'une chanson révolutionnaire (Milhau) ; que l'on n'a
pas
respecté le principe essentiel de la non rétroactivité des lois ; que
cette
terrible machine d'injustice fonctionne au milieu de nous et que onze
malheureux ont déjà été, en vertu de cette véritable mise hors la loi,
condamnés à cette peine atroce de la relégation.
De telles
constatations suffisent. Elles devraient du moins suffire pour des
esprits un
tant soit peu libéraux, j'entends qui soient restés, si peu que ce
soit,
fidèles aux doctrines de La Fayette, des Barnave, des Benjamin
Constant, des
Barrot et des Laboulaye. Un tel monument d'injustice ne peut subsister
dans la
législation d'un peuple qui se dit et se croit et veut être libre. Que
si un
tel appel à la conscience républicaine ne suffisait pas, il ne manque
pas
d'arguments d'un ordre moins élevé pour convaincre les égoïstes. Ces
lois
d'exception sont des armes terriblement dangereuses. On les bâcle sous
prétexte
d'atteindre une catégorie d'hommes spécialement en butte à la haine ou
la
terreur du public. On commence par les leur appliquer et c'est déjà un
scandale
et une honte qui devraient faire frémir d'indignation tous les cœurs
bien
placés. Puis on glisse sur une pente presque irrésistible. Il est si
commode,
d'interprétation en assimilation, par d'insensibles degrés, d'étendre
les
termes d'une définition élastique à tout ce qui déplaît, a tout ce qui,
à un
moment donné, pourrait effrayer le public. Or qui peut s'assurer
d'échapper à
cet accident ? Hier, c'était les anarchistes. Les socialistes
révolutionnaires
ont été indirectement visés. Puis c'est le tour aujourd'hui de ces
intrépides
champions de la justice, qui ont le tort inexcusable de n'ajouter pas
une foi
aveugle à l'infaillibilité des conseils de guerre. Qui sait si demain
les
simples républicains ne tomberont pas eux aussi sous le coup de ces
lois ?
Qu'on se figure ses armes terribles entre les mains d'un dictateur
militaire et
l'état de siège agrémenté de l'application des lois scélérates, ou,
pour
retourner l'hypothèse, qu'on se représente une faction
révolutionnaire,
un Comité de Salut Public jacobin, s'emparant de ces effroyables
dispositions
contre des conservateurs qui ne sauraient qu'opposer à ce Patere
legem quam
ipse fecisti. Que ce ne soient point là chicanes nées d'un
esprit malade,
jeux d'esprit d'un avocat sans scrupules, c'est ce que prouve la phrase
dans
laquelle un jurisconsulte, M. Fabreguette, a expressément reconnu qu'il
est des
cas où, malgré l'amendement de M. Bourgeois visant nominativement les
anarchistes,
la loi devrait élargir la portée de ses définitions en vue d'atteindre
des
crimes ou délits similaires. On sait où la méthode d'analogie peut
entraîner
des esprits prévenus.
J'estime
d'ailleurs que ce sont là des considérations secondaires. Quand bien
même les
lois d'exceptions ne pourraient frapper, comme elles prétendent viser,
que des
anarchistes, elles n'en seraient pas moins la honte du Code parce
qu'elles en
violent tous les principes. Une société qui, pour vivre, aurait besoin
de
telles mesures aurait signé de ses propres mains son arrêt de déchéance
et de
mort. Ce n'est pas sur l'arbitraire, sur l'injustice, que l'on peut
fonder la
sécurité sociale. La redoutable crise déchaînée dans ce pays par le
crime de
quelques hommes, la complicité de quelques autres, la lâcheté d'un plus
grand
nombre et l'indifférence d'un nombre plus grand encore, n'aura pas été
sans
quelque compensation si elle ouvre les yeux à ce qui reste d'amis du
droit, de
fermes défenseurs de la justice, de républicains intègres, à certains
dangers
et à certains devoirs.
A la lueur
aveuglante de l'affaire, nous avons entrevu des
abîmes d'iniquité. Il
nous a été révélé des choses auxquelles nous ne voulions et ne pouvions
croire.
La scélératesse de quelques hommes a eu une répercussion effrayante sur
la
faiblesse de beaucoup d'autres. Il est démontré qu'il n'existe pas de
plus
grand péril que de faire crédit aux individus — fussent-ils empanachés,
couverts de galons et d'étoiles. Il est évident qu'il n'est pas de pire
danger
que de faire à des juges — mêmes civils — le redoutable présent d'un
droit
arbitraire de vie et de mort sur toute une catégorie de citoyens..
Après la
légitime défiance des hommes, cette crise nous aura appris la défiance
non
moins salutaire des institutions. Si nous sortons vainqueurs de ce
grand
combat, si la justice et la vérité l'emportent, quelle tâche s'offre ou
plutôt
s'impose à nous !
Quiconque a
gardé au cœur le moindre souffle du libéralisme de nos pères, quiconque
voit
dans la République autre chose que le marchepied de sordides ambitions,
a
compris que le seul moyen de préserver le modeste dépôt de nos libertés
acquises, le patrimoine si peu ample de nos franchises héréditaires,
c'est de
poursuivre sans relâche l'œuvre de justice sociale de la Révolution. A
cette
heure on ne peut plus être un libéral sincère, consciencieux, qu'à la
condition
de faire publiquement et irrévocablement adhésion au parti de la
Révolution.
Cela, pour deux raisons : parce que tout se tient dans une société et
que la
liberté n'est qu'une forme vide et un vain mot, un trompe l'œil
hypocrite, tant
qu'on ne lui donne pas sous forme d'institutions les conditions
sociales de sa
réalisation individuelle ; puis, parce que le peuple seul a gardé
quelque foi,
quelque idéal, quelque générosité, quelque souci désintéressé de la
justice et
que le peuple, par définition, nécessairement, est révolutionnaire et
socialiste.
Donc l'affaire
aura eu ce bienfaisant résultat de faire prendre position sur ce
terrain large
et solide à ceux qui avaient bien l'intuition de ces vérités, mais que
des
scrupules ou des timidités retenaient et qu'il n'a pas fallu moins que
l'appel
pressant d'un grand devoir pour arracher aux charmes morbides du rêve
et de
l'inaction. Avant d'entreprendre une à une les innombrables réformes
qui
constitueront le programme du nouveau parti et qui furent sur les cahiers
du travail, il faudra déblayer le sol. Il serait impossible de
conquérir,
fût-ce une parcelle de justice, en laissant subsister la menace des
lois
d'exception de 1893-1894. C'est le premier coup de pioche qu'il faudra
donner.
Tous, nous
le sentons. Tous, nous l'avons dit et répété aux applaudissements du
peuple
dans ces réunions publiques que n'ont blâmées ou raillées que ceux qui
n'y sont
pas venus et où s'est scellée l'alliance féconde entre les travailleurs
intellectuels et les travailleurs manuels sur la base commune de la
conscience
et de la science mises au service du progrès. Il y a là des engagements
qui ont
été pris, qui devront être, qui seront tenus, et tout le monde en est
si
convaincu que le Comité d'une Association qui amené avec courage le bon
combat,
mais qui est loin de représenter l'élément avancé, le comité de la
Ligue des
Droits de l'Homme et de Citoyen, a nommé une commission de cinq membres
pour étudier,
tout d'abord dans leur application, des lois d'exception de 1893-1894
et pour
lui présenter ses conclusions dans un rapport.
Bon espoir
donc et à l'œuvre ! De l'excès du mal naîtra le mieux. C'est au feu de
la
bataille que se forgent les armes bien trempées. Nous avons vu, nous
avons subi
les crimes d'un militarisme aussi contraire aux intérêts de la défense
nationale qu'aux libertés publiques. Nous voyons apparaître à l'horizon
le
fantôme arrogant d'un césarisme clérical comme le monde n'en a pas
connu. Le
danger est grand. Grand doit être notre courage. On n'arrête pas le
progrès.
L'humanité vit de Justice et de liberté. Ce sera assez pour nous
d'avoir donné
notre effort, et, s'il le faut, notre vie, pour une telle cause.
Francis de Pressensé
Francis de Pressensé, Revue Blanche, n° du 15 janvier 1899 ;