L'application
des lois d'exception
Emile Pouget
Un léger frisson
troubla la quiétude des
majorités, d'ordinaire si sereine d'inconscience, le jour où les «lois
scélérates» furent inscrites dans le Code.
Mais bientôt chacun,
dans son for
intérieur, se morigéna et, afin de n'avoir pas à s'indigner de tout
l'arbitraire que ces lois nouvelles faisaient prévoir, se fit une
raison :
« A quoi bon
s'effrayer ? Les lois
scélérates étaient un tonnerre de parade. On allait reléguer ça dans le
magasin
aux accessoires légaux et elles ne seraient guère qu'un croquemitaine
pour
grands enfants... croquemitaine d'apparence rébarbative, mais en
réalité bénin,
— bonne pâte, carton-pâte. »
Les faits ont
formellement démenti cet
optimisme hypocrite : les lois scélérates ont été appliquées, — le sont
encore.
Pour l'établir, il me suffira de résumer les condamnations prononcées
depuis
quatre ans.
On peut lire plus haut l'historique et exposé le mécanisme des Lois scélérates : celle du 12 décembre 1893 contre la presse ; celle du 18 du même mois, sur les associations de malfaiteurs, qui atteint l'individu dans ses relations ; celle du 28 juillet 1894, sur les menaces anarchistes, qui frappe l'isolé assez imprudent pour rêver tout haut, et qui ajoute la relégation au châtiment principal.
Étiévant sortait de
prison : il
écrivit un article, saisi en manuscrit aux bureaux du Libertaire,
au cours d'une perquisition. Cet article, M. Bertulus
en prit connaissance et !e rendit aux rédacteurs du Libertaire avec une moue mi-aimable,
mi-dédaigneuse : « Ce
n'est pas si raide que cela !...» L'article parut (n'avait-il
pas
l'estampille du juge d'instruction ?) et le même juge
d'instruction
poursuivit.
En police
correctionnelle Étiévant fut
condamné, par défaut, à cinq ans de prison, plus la relégation. Ceci on
en
conviendra, ne manquait pas de «
raideur
». Cette peine de la relégation fut infligée à l'accusé sous prétexte
que sa
condamnation de
Un point de droit
absolu est que les lois
n'ont pas d'effet rétroactif. Donc, strictement, Étiévant n'était pas
reléguable.
On sait le
reste : l'exaspération du
condamné, son acte, son arrestation...
Est-il absurde de
conclure que si les
juges d'Étiévant s'étaient bornés à la simple application de la loi —
déjà si
draconienne ! — leur victime n'eut pas été incitée... à sortir
de la vie
en faisant claquer les portes ? Ces magistrats n'ont
d'ailleurs pas seuls
renchéri sur le texte légal. Bien d'autres ont dédaigné le principe de non-rétroactivité, et nous les verrons à
l'œuvre.
A peine la loi sur
les associations de
malfaiteurs était-elle promulguée que le parquet d'Angers, fin décembre
1893,
faisait procéder à une quarantaine de perquisitions et d'arrestations
pour
aboutir, fin mai 1894, à poursuivre pour entente
une demi-douzaine d'individus, accolés au hasard des malchances.
De ces six, qui
subirent le baptême de la
loi sur les associations de malfaiteurs, deux furent acquittés (Mercier
et
Guénier) et quatre, condamnés : Meunier,
à sept ans de travaux forcés et dix ans d'interdiction de
séjour ; Chevry,
à cinq ans de travaux forcés et dix ans d'interdiction de
séjour ; Fouquet[1],
à deux ans de prison ; Philippe, à cinq ans de prison avec
application de
la loi Bérenger.
De charge contre ces
hommes, — aucune,
absolument aucune. L'acte d'accusation, qui serait à publier en entier,
est un
monument de sottise.
Une des plus grosses
charges sur
lesquelles le Laubardemont angevin insiste, est l'organisation d'une
soirée
familiale publique où l'on dansa chanta, prononça de violents
discours...
Tellement violents que le commissaire de police, présent à cette
réunion, du
début à la fin, ne fut en rien offusqué : il fit son rapport
coutumier et
aucun des orateurs ne fut inquiété. Mieux encore : cette
soirée familiale
avait eu lieu le 15 octobre 1893, deux mois avant la loi de décembre,
et c'est
au mépris de la non-rétroactivité qu'elle allait devenir une preuve
d'association de malfaiteurs.
« Vous assistiez à
la soirée
familiale ! » dit gravement l'acte d'accusation à Mercier,
Chevry et
autres. A Philippe, il reproche d'avoir loué le local où se tint cette
réunion
et de l'avoir pittoresquement décoré : aux murs, des dessins
et des
allégories, au plafond, une marmite transformée en quinquet à
pétrole.
C'est lui qui a
organisé les fêtes familiales. On a trouvé chez lui la photographie de
Ravachol ; on y a également trouvé des chansons anarchistes
collées sur
carton, destinées à être suspendues le long des murs pendant les
réunions...
A la date du 15
février 1894, on a saisi à la poste d'Angers, avec l'adresse de
Philippe, un
paquet d'une vingtaine de placards...
Philippe étant sous
les verrous, le juge
d'instruction s'empara du paquet. Le vrai destinataire en eût-il pris
livraison
qu'il n'en découlerait pas qu'il fît partie d'une association de
malfaiteurs, —
et il n'avait rien reçu !
C'est tout ce que
l'accusation lui
reproche.
Contre Chevry, moins encore : le 22 décembre au soir, la police l'arrête et le trouve porteur de placards anarchistes, d'un pot à colle et d'un pinceau ; il est remis en liberté et ce n'est que plus tard qu'on l'incrimine de ces chefs. L'acte d'accusation est catégorique.
Aucun fait nouveau n'a été relevé contre lui depuis la tentative d'affichage du 22 décembre dernier, mais il est certain qu'il était un des habitués des réunions tenues chez Philippe...
Cela, et rien
autre ! a été
suffisant pour que l'on condamnât ce malheureux à cinq ans de travaux
forcés.
Contre Meunier, le
plus rigoureusement
frappé, — sept ans de bagne ! — les charges sont aussi peu
sérieuses. Je
cite toujours l'acte d'accusation :
Mais il y a la
lettre, qui l'a fait
impliquer dans le procès. La voici textuelle :
31 décembre 1893.
Mon cher ami,
MEUNIER.
C'est
tout.
Seulement, ce que l'acte d'accusation ne dit pas, c'est la rancune des industriels de la région contre Meunier :
Autant peut
d'ailleurs s'affirmer de
tous : en Philippe et en Chevry, ce sont les propagandistes
que l'on a
frappés.
Contre Fouquet,
soldat à Versailles,
l'accusation relève une unique lettre, écrite à Guénin, où en termes
peu
académiques il disait son dégoût de la caserne. Et c'est cette lettre,
saisie à
la poste, qui fit comprendre dans le procès Fouquet et Guénier.
Quels rapports,
quelle entente y a-t-il
entre les six inculpés ?
L'acte d'accusation
reste muet. Il nous
apprend bien que Meunier, domicilié à Brest, a écrit à
Mercier ; que
Fouquet, soldat à Versailles, a écrit à Guénier ; que Chevry a
été vu
sortant de chez Philippe, — mais il ne nous dit pas quels liens relient
ces
trois couples et les rendent complices.
Des débats, moins à
dire. Ils furent le
délayage de l'acte d'accusation. A noter simplement l'argumentation du
procureur général concernant Philippe : « Il appartient à une
famille très
honorable ; c'est un ouvrier modèle et un homme extrêmement
bon..., et par
cela même plus dangereux. » Tenant compte de ses bons antécédents,
Et ce, jusqu'au jour
où, Roubaix, en sa
qualité de gérant de la Cravache,
un journal
anarchiste de la région, il fut poursuivi, devant la Cour de Lille,
pour
diffamation, par un grand industriel, M. Wibaux-Florin.
D'habitude, les
procès semblables se
bouclent par une amende octroyée au diffamateur. Il n'en a pas été de
même pour
Philippe : avec une âpre insistance, l'avocat général réclama
une peine corporelle, afin que
fussent
rendus exécutoires, les cinq ans de prison suspendus depuis 1894. Le
tribunal
acquiesça et condamna l'inculpé à un mois de prison.
Toute surprise étant inadmissible, les juges ont voulu que leur verdict fût ce qu'il est : une condamnation pour un article de journal prétendu diffamatoire, à cinq ans et un mois de prison.
En même temps que
fixant l'attention de
tous, se déroulait à Paris le procès des Trente, à Dijon, dans une
indifférence
complète, la même arme légale faisait des victimes.
Gabriel Monod, un
exubérant, un bonasse,
tenait à Dijon boutique de fripier et lui et sa boutique s'étaient
acquis une
quasi-célébrité. Aux clients, Monod, dédaigneux du commerce, expliquait
ses
théories et démontrait ce que sa profession aurait d'absurde dans une
société
équilibrée. C'est chez lui qu'était déposé le drapeau noir du groupe
anarchiste
dijonnais — et maintes fois le drapeau fut sorti de sa gaine et
accroché à la
devanture de la friperie. Avec un intarissable flot de paroles, Monod
aimait
raconter comment un jour il berna la police : en
perquisitionnant chez
lui, sous un quelconque prétexte, les policiers découvrirent dans le
fond d'un
placard une boîte soudée, donc suspecte, avec l'inscription révélatrice
« dynamite
». L'inscription, plus suspecte que la boîte, eût dû
donner
l'éveil ;
pourtant avec d'inouïes
précautions, «
l'engin » fut déménagé et quelques
courageux spécialistes, s'abritant derrière d'énormes blindages,
l'ouvrirent à
l'aide de tenailles de longueur démesurée : il contenait...
n'insistons
pas.
En tout cela,
jusqu'à la mort de Carnot,
les magistrats dijonnais n'avaient pas trouvé motifs à incriminer Monod.
Ce jour-là, le fripier était installé dans un café à femmes où l'avait conduit un louche personnage, Quesnel. On buvait. Quesnel déblatérait, ponctuant son verbiage de grands gestes, et, haussant de plus en plus le ton, il approuvait les actes de l'un, blâmait ceux de tel autre, faisant des prédictions sinistres, ne s'arrêtant que pour s'humecter le gosier. Monod, bouche bée, écoutait le braillard avec béatitude. Après deux longues heures de station dans cet établissement, les deux amis se quittèrent. Arrivé chez lui, Monod trouva un agent qui lui enjoignit de se rendre chez le commissaire du quartier. Là, on lui annonça sa mise en état d'arrestation pour « apologie de faits qualifiés crimes ». Le pauvre naïf jura qu'il n'avait rien dit : on ne tint aucun compte de ses protestations : il fut incarcéré. Quesnel était arrêté le soir même. Voilà, dans leur exactitude, les faits qui ont jeté Monod au bagne ; on les retrouve dans l'acte d'accusation, avec le grossissement coutumier :
Le 25 juin dernier, vers huit heures du matin, au moment où la nouvelle de l'assassinat du président de la République se répandait a Dijon... Monod et Quesnel se trouvaient au café Faivre. Ils ne dissimulaient pas leur joie et disaient vouloir fêter, par de copieuses libations, l'attentat qui venait d'être commis. Quesnel, élevant la voix, se mit à crier : « Carnot est crevé ! Il est bien. Il n'a pas assez souffert avant de crever ! Or devrait en faire autant à tous ceux qui lui succéderont. — Tu as raison. répliqua Monod. et pour le prouver nous allons nous saouler aujourd'hui.» A ces mots, il leva son verre, puis se mit à déblatérer contre la propriété et contre l'armée et, se retournant vers deux soldats assis à une table voisine : «Vos officiers sont des lâches, des crève-de-faim et des crapules ; les soldats ne devraient pas leur obéir et, en cas de guerre, se révolter contre eux et refuser de marcher.»
Monot (depuis la loi du 19 décembre 93) a continué à être tous les jours en relations étroites avec les anarchistes militants de Dijon, ne cessant d'exposer dans les cafés qu'il fréquentait ses théories subversives et continuant à recevoir les journaux fondés en France ou à l'étranger pour les soutenir...
Quels
sont et où sont ces anarchistes militants avec qui le pauvre diable
était en
relations ? L'accusation a oublié de le spécifier ;
c'était pourtant
utile. Prétendre que ces « relations » constituent
l'association des
malfaiteurs est insuffisant. Pourquoi n'avoir pas montré et prouvé ces
fameuses
« relations » ?
Gaillard, le troisième accusé de ce procès, peut difficilement passer pour « l'associé » de Monod ; il se borna à vouloir acheter à sa boutique de friperie un ruban « bien rouge » pour porter le deuil de Carnot :
Reste le second
accusé, Quesnel, le
personnage qui paya à boire à Monod et entraîna son arrestation. Quelle
fut
exactement sa besogne dans ce procès ?
Son défenseur va nous édifier ; au cours de sa plaidoirie, Me Jacquier prononça les graves paroles suivantes, que son client ne désavoua, ni sur le moment, ni plus tard :
Vous dites, monsieur l'avocat général, que mon client est un dangereux anarchiste. Mais regardez donc à telle cote du dossier, vous y trouverez une note de M. Agneli, commissaire de police à Lyon, affirmant avoir donné de l'argent à Quesnel pour l'avoir aidé à arrêter un compagnon et avoir entamé des relations avec lui pour le faire entrer dans la police de sûreté politique. Quesnel n'a point refusé ces offres ; il a demandé à consulter sa famille. Mais celle-ci riche à 250.000 francs, jugeant sans doute peu honorable la profession d'agent de la sûreté, l'a engagé à refuser.
Naturellement, l'acte d'accusation est catégorique sur les relations de Monod et de Quesnel : ces deux là sont réellement associés, — entre eux il y a bien association de malfaiteurs.
Les
détails relevés par l'information en ce qui concerne Quesnel
fournissent une nouvelle preuve du rôle joué jusqu'à ces derniers temps
par Monod. Il est reconnu en effet par cet accusé que, lorsqu'il est
arrivé à Dijon, trois mois avant le commencement des poursuites, il a
été amené le jour même chez Monod.
Il était
recommandé,
dit-il, par un compagnon dont il n'a pu indiquer le nom. Aussitôt
l'intimité la plus grande s'établit entre lui et Monod.
En dernier lieu, il faisait, de concert avec d'autres, des démarches pour fonder un journal qui, de leur aveu, devait avec des formes moins violentes, continuer l'œuvre commencée dans la Mistoufle[2].
On a saisi au domicile de Quesnel une lettre écrite le 12 juin 1894, de Paris par un individu qui signe: « Le secrétaire de la correspondance générale», signalant « la stérilité probable d'une propagande ambiguë atténuée surtout en province».
J'ai cité, au long,
ce passage de l'acte
d'accusation, concernant les relations de Quesnel avec Monod, car il y
a là la
preuve que, ceci même, où l'amorçage est évident, le parquet n'a trouvé
à
incriminer que le projet de création d'un journal, d'un journal qui
resta à
l'état de rêve.
Quant à ce secrétaire de la correspondance générale,
donneur de conseils, ceux
qui savent combien les anarchistes répugnent à tout ce qui est
paperasserie, le
tiendront pour un personnage au moins aussi louche que Quesnel.
Après
d'insignifiants débats, les trois
accusés furent déclarés coupables par le jury ; Gaillard et
Quesnel
bénéficièrent seuls des circonstances atténuantes. Les quelques paroles
de
Gaillard et son désir de s'endeuiller de rouge lui valurent deux ans de
prison.
Quant à Quesnel, ses antécédents policiers ne lui évitèrent pas trois
ans de
prison. Ceci pourra étonner. On s'imagine que le contact policier
protège des
foudres judiciaires. C'est un piètre préservatif. Quesnel n'est pas le
premier
qui se soit trouvé en semblable posture et à qui les magistrats aient
été
impitoyables. Magistrature et police ont des relations plutôt fraîches
et,
souvent, cette rancune sourde à fait tomber de durs verdicts sur des
serviteurs
louches de la police. En tel cas, les chefs de ces peu intéressantes «
victimes
» n'ont qu'une ressource : recommander chaudement leur agent
aux services
pénitentiaires ; et ces recommandations portent leurs fruits :
la « victime
» est choyée et pourvue d'un poste qui en fait un mouchard de prison.
Le pauvre Monod paya
cher son imprudente
camaraderie :
Mais, que dire du
verdict rendu par
Le 13 juillet 1894, à 7 heures du matin, le commissaire spécial de police remarquait à la gare de Laon un gueux « d'allures suspectes », nu-pieds, misérablement vêtu. Interpellé, il déclara se nommer Lardaux, 21 ans, sorti la veille de la prison de Laon. On l'arrêta et, en le fouillant, on découvrit ce qui lui donnait « l'allure suspecte ».
Un
carnet contenant des
pièces de vers, des adresses, des chansons anarchistes. L'une des
feuilles
était couverte de chiffres paraissant à première vue être des calculs.
Mais, en
se reportant à la première page du carnet, on découvrit la clef d'un
alphabet
chiffré et il fut facile de se convaincre que ces prétendus calculs
n'étaient
autre chose que des formules chimiques analogues à celles que possédait
Lardaux. Vautier était en outre détenteur de deux feuilles de
papier ; sur
l'une était le croquis d'une bombe et en marge l'indication de la
manière, de
la fabriquer et de la charger. L'autre feuille contenait quelques
renseignements sur la composition et la nature de l'explosif à charger
une
bombe.
L'instruction se
préoccupa d'abord de
faire déterminer la valeur des formules chimiques trouvées sur Lardaux
et
Vautier. M. Girard, le chef du Laboratoire municipal de Paris, fut
chargé de
l'expertise. Il prit dans son tiroir son rapport coutumier et il le
servit aux
magistrats de Laon :
Et Lardaux est
réellement un pauvre
d'esprit. L'acte d'accusation a encore exagéré son degré
d'intelligence. Le
médecin légiste, tout en concluant à sa responsabilité
le déclare «
bizarre d'allures et de
maintien ». Ses codétenus n'avaient pas
meilleure opinion de sa cérébralité ; le pauvre diable s'en
confessait
sottement en un interrogatoire : « On vous a dit que je n'ai
pas tout mon
bon sens. C'est-à-dire
que j'ai eu la
fièvre typhoïde et, à cause de cela. on m'a tourné en dérision, donné
des
sobriquets. Par exemple, ils étaient toujours à me dire : Qui a le
marteau ? C'est Lardaux !...» Et
chez le malheureux perçait la rancœur de
ces familiarités irrévérencieuses ; il ne concevait pas
pourquoi on le
supposait affligé du « coup de marteau », lui avait en haute estime sa
valeur
intellectuelle.
C'est pour ce
nigaud, hanté par l'idée
falote de se venger de son beau-père, que Vautier copia des « formules
chimiques ». Quelles notions de chimie avait celui-ci ? Du
silence de
l'accusation on peut conclure à zéro. D'ailleurs, Vautier n'attachait qu'une
minime importance à ces « formules ».
A un détenu qui assistait à ses papotages avec Lardaux, — car, ses «
leçons de
chimie », Vautier les donnait à son codétenu dans les préaux de la
prison, — à
ce tiers qui lui faisait observer combien ces gamineries étaient
imprudentes,
Vautier répondit: « C'est un imbécile ! Il m'ennuie pour que
je lui copie
ça !...»
Ces billevesées, les
magistrats les
prirent très au sérieux et y virent l'association
de malfaiteurs.
Vautier fut condamné à huit ans de travaux forcés, Lardaux à cinq ans de réclusion et tous deux, leur peine terminée, seront relégués.
La loi sur les associations de
malfaiteurs n'a pas été seule mise en vigueur : l'a été aussi
la loi du 8
juillet 1894.
Une de ses premières
victimes fut Paul
Bury qu'en décembre 1894, pour simple délit de paroles, le tribunal
correctionnel de Lille condamna à 13 mois
de prison et à la relégation. Le malheureux est actuellement
à
Le délit qui lui fut
reproché était
minime : il avait en octobre 1894, pris la parole à une
réunion socialiste
tenue à Tourcoing ; dans le peu de mots qu'il prononça, le
commissaire de
police releva quantité de délits et fit arrêter Bury à la sortie de la
salle.
C'est uniquement
pour ce discours que
Paul Bury a été relégué.
La pauvre diable,
qui avait déjà été
condamné, eut toujours la malchance de déplaire aux magistrats et de se
les
rendre implacables.
En 1883, en épilogue
au procès qui suivit
la manifestation de l'Esplanade des Invalides, à Paris, les anarchistes
roubaisiens organisèrent une manifestation pour protester contre le
verdict du
jury de la Seine. Bury était au nombre des manifestants, porteur d'un
drapeau
rouge ; il fut arrêté et condamné, pour port d'emblème
séditieux, à un an
de prison. Il avait alors dix-huit ans.
Quand son heure fut
venue d'aller à la
caserne, on inscrivit sur son livret militaire : « Condamné
pour vol », et
on l'expédia en Afrique, de là au Tonkin. Il en revint fiévreux et
l'intelligence affaiblie. Un jour, dans un accès de fièvre, il prit à
un
passant sa montre. Pour ce délit, — en somme excusable étant donné son
état
maladif et qui, à un pickpocket de profession, aurait valu au maximum
quelques
mois, Bury fut condamné à trois ans de prison.
Si j'ai rappelé les
antécédents de Bury,
c'est pour souligner que ses juges lui furent toujours implacables, et
que,
loin de le frapper pour les seuls délits en cause, ils tinrent toujours
compte
dans l'application de la peine de ses convictions anarchistes.
A son dernier
procès, pour délit de
paroles, l'avocat général qui requérait insista pour une condamnation
sévère
et, à bout d'arguments, affirma que la mère de Bury le verrait reléguer
avec
plaisir.
Cette allégation
était un mensonge. La
pauvre mère n'a cessé de protester contre l'odieux des sentiments que
lui
attribuait ce magistrat. Aussitôt après le vote de la loi d'amnistie,
en
janvier 1895, elle écrivit au garde des sceaux, fit démarches sur
démarches,
frappa à la porte de tous les « hommes influents », M. le sénateur
Scrépel
entre autres, réclamant la mise en liberté de son fils Protestations,
lettres,
suppliques, démarches, tout fut inutile.
Et,
huit mois après
l'amnistie, en
novembre 1895, Bury ne sortait de la maison centrale de Béthune que
pour être
embarqué à destination de
D'un paquet de lettres, qui sont le meilleur démenti à opposer aux calomnies de l'avocat général de Lille, j'extrais les quelques passages suivants :Calédonie, le 9 janvier 1897.
Chère mère,
. . . Que nous apportera l'année nouvelle ? Je l'ignore, mais je suis persuadé qu'elle sera moins terrible que la précédente ; je la passerai tout entière loin de toi, peut-être, mais je suis habitué à la souffrance. Je puis supporter sans trembler ni faiblir tout ce qui se présentera : les années d'exil et de souffrance ne seront rien pour moi si j'ai le bonheur de te revoir un jour...
Ce que je désire le plus c'est le sommeil ; lorsque je dors j'oublie tout: les beaux jours passés, la vie du bagne où je suis actuellement, — car, entre nous et les « travaux forcés » ce qui diffère c'est l'habit, le reste est le même !
Oui, mère, pour avoir parlé 16 minutes je suis traité plus durement que D... qui, je crois, a frappé son père de dix-sept coups de couteau. Moi, relégué, j'envie parfois le sort du forçat ! D'autres fois, l'espoir me revient, je vois tout en rose, l'abrogation de cette loi d'exception qui pour quelques paroles nous tient séparés. . .
Calédonie, 27 juin 1897.
Chère mère,
. . . Tu me dis que tu ne m'abandonneras jamais dans mon malheur ; j'en ai la certitude, et c'est ce qui me rend patient...
Parfois je réfléchis au passé, au présent. Je suis content d'avoir fait tout ce que j'ai fait : j'ai toujours travaillé pour le bien, j'ai fait mon devoir comme un être humain doit le faire, j'ai été condamné à la relégation par des gens qui ne me connaissaient pas...
Sais-tu combien je devrai faire de kilomètres pour payer les cinq sous du timbre-poste ? Soixante ! Car, pour gagner un sou, il faut travailler quatre heures et en quatre heures on fait douze kilomètres, dont moitié chargé de bois...
Calédonie, le 11 juillet 1897.
Mon cher Pierre,
. . . Dans le cas où tu jugerais que j'ai encore des années à passer loin de vous, je le prierai de voir sil n'y aurait pas possibilité de m'envoyer 80 francs (moitié de ce que l'on reçoit est mis en réserve), il me serait accordé par conséquent 40 francs de disponibles et cette somme est exigée pour obtenir une permission de quatre jours à Nouméa. Allant à Nouméa je pourrais trouver un patron qui m'engagerait et sortir de la relégation collective, qui n'est purement et simplement que le bagne, ainsi que je vous l'ai déjà dit... ll y a une grande différence entre la relégation collective et l'individuelle.
Vous plaignez le forçat, vous autres qui avez des sentiments humains ; moi j'envie son sort, car si j'étais au bagne, je saurais que je serai libre un jour et ici je ne sais rien, car c'est le bagne perpétuel — pour !e pauvre du moins qui n'a en perspective que la mort lente par l'anémie, ou la mort violente. . .
Calédonie, le 18 septembre 1897.
Chère
mère,
. . . Si je l'obtenais (la relégation individuelle), en travaillant librement dans la colonie je pourrais t'aider ; il y a des mines, et quoique n'étant pas mineur, je pourrais gagner largement pour moi, sinon pour nous deux. Puis je serais dégagé de la solidarité de la réclusion collective.
Comme je te l'ai déjà dit, j'ai une fois fait trente jours de cellule, cinq jours de prévention, puis sept jours de cachot à bord, pour une soi-disant mutinerie. L'on n'avait rien à me reprocher, mais ma réputation et le motif de ma condamnation me valurent cela...
Paul Bury.
Quand furent votées
les lois scélérates,
le ministère Dupuy argua de la pénurie répressive du Code. Il plaidait
le faux
à plaisir pour enlever le vote, car dans le Code, tel il était avant le
remaniement de 1894, un juge d'instruction retors pouvait facilement
puiser
toutes les condamnations. Cyvoct, condamné à mort en 1884, — pour un
article
qu'il n'avait pas écrit, publié dans un journal dont il n'était pas le
gérant —
en vertu de l'article 60 du Code Pénal, en est une effrayante preuve.
Grâce à
cet article 60, on peut être englobé dans un procès quelconque, sous
prétexte
de complicité, d'artifices coupables et autres billevesées qu'un
magistrat n'a
pas besoin de démontrer, qu'il lui suffit de soupçonner. Et l'article
60 n'est
pas le seul traquenard.
Liard-Courtois expie, à la
Guyane, une
peccadille que, journellement, tout le monde commet, capitalistes et
prolétaires, ministres et miséreux. Qui de nous n'a pas changé de nom
quelques
dizaines de fois ? A qui n'est-il arrivé, pour des raisons
graves ou
gaies, de signer d'un nom autre que le familial, le registre
d'hôtel ?
Cette vétille, changer de nom a coûté à Liard-Courtois cinq ans de
travaux
forcés.
Voici les
faits :
En 1892, Courtois,
poursuivi pour délits
de paroles en réunions publiques à Reims et à Nantes, fut, par défaut,
en vertu
de la loi sur la presse de 1881, condamné à deux fois deux ans de
prison.
Courtois se réfugia
en Angleterre, d'où
il émigra vite dans le Midi de la France. Continuer à s'appeler «
Courtois »
était scabreux : les réunions l'attiraient et une fois dans la
salle il
prenait la parole, s'exprimant en termes que les magistrats tenaient
souvent
pour malséants et provocateurs.
Le contumace prit le
nom d'un de ses
amis, un orphelin élevé par l'Assistance publique, anarchiste comme
lui, et
mort depuis six mois sans laisser de parenté connue ; Courtois
fit peau
neuve en endossant le nom de « Liard ».
Le stratagème lui
réussit dix-huit
mois ; entre temps, le nouveau Liard eut quelques démêlés avec
la justice,
fit une demi-douzaine de mois de prison, mais sa vraie personnalité ne
fut pas
soupçonnée : il resta Liard pour tout le monde. Une
dénonciation mit les
magistrats sur la piste : Le faux Liard emprisonné à Bordeaux
pour un
discours prononcé au cours d'une grève de sa corporation (il était
peintre en
bâtiments) devait être libéré le lendemain.
— Vous vous appelez
Courtois ?
— Étrange
supposition ! réplique le
prisonnier avec une aisance parfaite.
Les magistrats
comparèrent avec soin les
deux signalements : celui du Liard qu'ils avaient sous la main
avec celui
du Courtois que, de Paris, leur avait envoyé M. Bertillon. Cet homme
illustre
avait anthropométré Courtois à diverses reprises et, comme il arrive
chaque
fois que son système est mis à sérieuse épreuve, l'expérience tourna à
sa
confusion : les deux signalements différaient formellement. Il
ne restait
donc qu'à libérer le prisonnier : ce qui fut fait.
Quarante-huit heures
après les magistrats
reconnurent leur erreur et leur exaspération contre Liard-Courtois, qui
les
avaient dupés si prestement, en fut accrue. Liard, se croyant désormais
à
l'abri de toutes suspicions n'avait pas quitté Bordeaux. On l'arrêta.
Il
fallait maintenant le condamner, et très fortement, pour le punir de
s'être
moqué de la justice.
Les lois scélérates
lui étaient
difficilement applicables, puisqu'il se trouvait en prison quand elles
furent
confectionnées. Après force recherches et hésitations, on décida de le
poursuivre pour faux en écritures
publiques.
Les motifs allégués
pour légitimer cette
accusation furent naturellement spécieux : alors qu'il était
incarcéré
sous le nom de « Liard », Courtois écrivit à
son juge d'instruction pour s'informer d'un avocat — et signa «
Liard »
comme de juste.
Donc, faux en
écriture.
A sa sortie de
prison, quand on lui
rendit ses vêtements et autres objets il en donna décharge sur le livre
du
greffe, — et signa «Liard» pareillement.
Faux en écriture.
Six chefs
d'accusation de même valeur —
et il n'en fallut pas davantage pour envoyer Liard-Courtois en cour
d'assises.
On était en novembre 1894, époque où il suffisait d'être soupçonné
d'anarchisme
pour encourir toutes les sévérités de la loi. Courtois et son avocat
eurent
beau prouver que dans les signatures incriminées il n'y avait aucun des
éléments du faux en écritures publiques, même en s'en tenant à la
lettre du
Code, qui est formelle et exige pour que le faux soit avéré :
premièrement, un préjudice causé ; deuxièmement, l'intention
de nuire,
chose que la plus insigne mauvaise foi ne pouvait faire ressortir du
changement
de nom accompli par Courtois.
A quoi l'avocat
général répliqua : «
L'accusé est anarchiste » et, grâce à ce « tarte à la crème », il se
dispensa
de montrer la réalité délictueuse de faux en écriture. D'ailleurs, les
jurés
n'avaient cure de telle démonstration ; il leur suffisait de
connaître les
convictions de l'accusé. Ils rapportèrent un verdict de culpabilité
sans
circonstances atténuantes, — ce qui signifiait vingt ans de travaux
forcés.
La Cour répugna à si
anormale sévérité et
prononça cinq ans de travaux forcés.
Au cours de la même
audience, comme pour
souligner qu'en frappant Courtois, c'était l'anarchiste et non le
faussaire
qu'on envoyait au bagne, un commerçant, poursuivi pour faux en
écritures de
commerce était acquitté. Et ces faux, grâce auxquels l'accusé avait
encaissé
une somme assez importante, étaient avoués, reconnus.
Les victimes légales dont j'ai
parlé
jusqu'ici furent frappées au cours de la fièvre terroriste de 1894.
Depuis
l'amnistie qui suivit la chute de Casimir-Perier et l'élection de Félix
Faure,
il y a en détente, mais détente plus superficielle que réelle.
La
caractéristique
de cette nouvelle période est l'hypocrisie : la magistrature
passe la main
à la police. Désormais, il y a peu de procès, c'est trop tapageur. On
préfère
soumettre les « suspects » à un régime tracassier qui a un résultat
aussi
efficace que l'emprisonnement : les « suspects » sont réduits sans
bruit. Ils
ne sont pas jetés au bagne, mais à la misère.
Voici apparaître un
policier, le pointeau. Le pointeau a pour mission de passer
plusieurs fois par semaine, au
domicile de « suspects », plus ou moins anarchistes, dont liste a été
dressée.
Si encore le pointeau se bornait à
visiter leur domicile, le désagrément pourrait n'être pas désastreux.
Mais il
rend visite aux patrons des « suspects » placés sous sa surveillance,
les leur
dénonce comme très dangereux et insinue qu'un homme d'ordre,
respectueux des
institutions républicaines, se doit de ne pas les employer. Neuf fois
sur dix,
l'employé, l'ouvrier est remercié... Et comme les manœuvres policières
dont il
est victime se renouvellent, il ne trouve plus de travail.
Bien entendu, aucun
texte légal
n'autorise pareille inquisition, — qui n'est pas le dernier mot de
l'impudence
de police. Outre la surveillance minutieuse à laquelle sont soumis les
« suspects
», des mesures rigoureuses sont prises à leur égard : au
moindre événement
ils sont mis en état d'arrestation.
Lors du voyage du
tsar Alexandre III à
Paris, nombreuses furent les arrestations préventives ;
d'autre part
chaque déplacement de Félix Faure est marqué par quelques rafles. Son
récent
voyage à Saint-Étienne (il en fut de même que ses précédents
déplacements) a
occasionné dans la région l'arrestation de nombreux suspects et «
l'opinion
publique » ne s'en est nullement émue, ce qui pourrait donner à penser
que les
français se russifient de plus en plus et se façonnent un « état d'âme
» très
moujik.
Cette surveillance
et ces arrestations
extra-légales ne sont pas les seules mesures arbitraires dont on ait
usé et
abusé depuis l'avènement de Félix Faure. Les lois scélérates ont été
appliquées, — mais avec un doigté où se marquait le désir de ne pas
attirer
l'attention. Je me dispense d'énumérer les victimes maintenant
libérées ;
je n'en citerai que deux, parmi les plus sévèrement frappées :
en octobre
1895, à Marseille, pour quelques paroles prononcées en réunion publique
et
jugées subversives, Octave Jahn était condamné à deux
ans de prison ; en juin 1896 pour identique délit, à
la
salle d'Arras, à Paris, Louis Vivier était condamné à dix-huit
mois de prison.
Mouysset
s'était
adonné avec passion à la propagande anarchiste et, pour y concourir
efficacement, s'était improvisé marchand de journaux. « Salutiste » d'un
nouveau genre, il ne
répugnait pas à l'outrance pour attirer l'attention des indifférents
sur les
journaux qu'il offrait : il s'accoutra d'une longue blouse
rouge et d'un
énorme bonnet carré qui servait d'enseigne à ses publications. Son
accoutrement
lui valut, à Béziers, à Cette, à Marseille plus d'une algarade de la
police,
aussi des condamnations, variées et minimes, pour refus de circuler,
tapage,
attroupement des foules et l'inévitable « insulte aux agents ».
En avril 1897, il
arriva à Milhau et,
pour se reposer des fatigues de ce genre de vie, se fit tout de suite
embaucher
chez un marchand de charbons ; il y resta une couple de jours,
juste le
temps matériel, pour la police, de le découvrir et de raconter ses
antécédents
à son employeur. La conséquence de telle démarche ne se fit pas
attendre :
il fut remercié et il chercha vainement à se replacer. Deux ou trois
agents
étaient sans répit à ses trousses, marchant sur son ombre ;
une telle
surveillance, dans la petite ville qu'est Milhau, eut vite signalé à
tous le « suspect
» et il ne trouva que portes closes.
Un mois après, il
vaguait encore à la
recherche de travail. C'était la foire aux domestiques :
bouviers, valets
et autres garçons de louage sont parqués en troupeau dans un coin du
forail où
ils attendent l'acheteur, qui, rôdaillant autour de chacun, suppute les
résistances au labeur.
Mouysset fit honte
aux domestiques d'une
résignation qui les abaisse au niveau de bêtes de somme. Aussitôt, il
fut arrêté
par les agents qui ne quittaient pas ses semelles et, pour troubles et
cris
séditieux, condamné à trois mois de prison. Sa peine terminée, il
attendait sa
mise en liberté, quand on vint lui annoncer qu'on le gardait, car, à
nouveau,
il allait être poursuivi pour avoir, dans la prison, chanté une chanson
anarchiste.
Mouysset protesta
et, ayant le droit de
revêtir ses vêtements, refusa d'endosser sa casaque de
prisonnier ; pour
l'y forcer, le gardien se jeta sur lui et le frappa. Le détenu se
défendit et,
paraît-il, en se débattant il cassa un carreau et mordit au doigt son
agresseur, qui voulait le bâillonner.
La chanson chantée
par Mouysset fut
qualifiée menées anarchistes, le
carreau cassé, bris de clôtures, et
l'égratignure du garde-chiourme, coups et
blessures.
Ces futilités, à un
prisonnier ordinaire,
auraient valu une huitaine de jours de cachot. Il en fut autrement pour
Mouysset : il passa en police correctionnelle pour « menées
anarchistes,
bris de clôtures, coups et blessures » et fut condamné à un an et un
jour de
prison, puis la relégation perpétuelle.
Or, n'oublions pas la date de cette condamnation : fin de 1897. Nous sommes loin de 1894 et il serait puéril d'expliquer telle sévérité par l'écho des bombes venant troubler la sérénité du tribunal. D'ailleurs toute équivoque est impossible : le condamné s'étant pourvu en appel, le tribunal de Montpellier a confirmé le jugement, c'est donc bien l'application pure et simple des lois scélérates.
Ce
sont : Ernest Grangé, actuellement au
bagne de
Ernest Grangé était « de la
classe ».
Mais, conscrit peu enamouré de militarisme, il devança l'appel et gagna
la
Belgique. C'était en 1891. Il y resta peu de temps ; le manque
de travail
et le désir de venir en aide à ses deux très jeunes enfants et à sa
compagne,
le ramenèrent à Paris, rue Saint-Maur, où la petite famille végétait.
Une dénonciation le
fit découvrir peu
après ; les gendarmes vinrent l'arrêter, mais Grangé leur
brûla la
politesse, prit le galop, et se serait peut-être sauvé, si, comme la
maréchaussée hurlait à ses chausses, un garçon épicier n'eût cru faire
acte
héroïque en lui barrant la route.
Pour s'ouvrir
passage, Grangé tira au
hasard un coup de revolver, qui ne blessa personne. Il fut arrêté quand
même,
et ce coup de revolver, lâché dans le hourvari d'une course haletante,
valait à
l'insoumis sa dure condamnation. Son intransigeance anarchiste avait,
d'ailleurs, indisposé jurés et magistrats : le verdict eut une
saveur de
couperet, — pas de circonstances atténuantes.
La Cour atténua...,
et prononça : douze ans de travaux
forcés et dix ans
d'interdiction de séjour.
L'avocat général, M.
Roulier, n'avait pas
supposé telle rigueur. Il fit appeler Sébastien Faure, qui avait
présenté la
défense de Grangé, et lui fit part de ses angoisses : « Ce verdict
dépasse
toutes mes prévisions... Que Grangé signe un recours en grâce et je
l'appuierai...»
Sébastien Faure fit
observer à M. Roulier
combien ces angoisses étaient tardives et, aussi, combien il était
illusoire de
supposer que Grangé se départirait de son impassibilité pour s'abaisser
à un
recours en grâce. Cependant, famille et amis s'entremirent en faveur du
malheureux. Ce fut en vain. De tragiques événements se déroulèrent qui
firent
dédaigner toute pitié,... et Grangé est toujours à la
Nouvelle-Calédonie. Ce
qu'est là-bas son existence, voici :
Eh
bien, mon pauvre ami,
le bagne est l'enfer sur la terre, c'est la souffrance physique et
morale tout
à la fois : c'est la faim au ventre et c'est
l'abrutissement ; c'est
la déchéance morale et c'est la dégénérescence physique ;
c'est plus de
sang dans les veines ! c'est plus de cœur sous la
peau ! et c'est
plus d'intelligence ! En un mot, c'est la perte complète de ce
qui fut un
homme, — il ne reste plus que la bête.
Et
pourtant. le bague
n'est plus en 1897 ce que je l'ai trouvé en arrivant ici : en
1892,
c'était les coups de trique, pour rien ; les coups de pieds et
de
poing ; les coups de crosse de revolver — et les balles dans
la
peau ! Malades, on n'était soigné que par les Canaques,
sauvages qui
étaient alors les auxiliaires des bourreaux.
Tout
ce qu'on a dit à
Ah !
mon pauvre
ami, si tu savais ce que j'ai souffert ! Malade le médecin
affirmait que
je n'avais rien ; je ne fus pas soigné — le mal partit je ne
sais
comment... Combien j'en ai vu crever (il n'y a pas d'autre
terme ! ) et
combien assassinés lâchement par les surveillants...
Pourquoi Ernest
Grangé ne
bénéficierait-il pas de cette amnistie ? Son insoumission, il
est vrai, se
compliqua de voies de fait ; mais il y a plus de six ans qu'il
est au
bagne et à l'estimation de M. Roulier, dix-huit mois de simple prison
eussent
très largement payé son anodin coup de revolver.
En tous les cas, condamné politique il l'est sûrement, car
je le redis encore :
s'il fut si sévèrement frappé, l'affirmation de ses convictions
anarchistes en
fut cause.
Girier, qui a vingt-huit ans,
a passé
treize ans en prison ; et sur ces treize ans, il a croupi huit
mois en cellule
de condamné à mort, attendant chaque matin l'exécution...
Condamné politique,
il l'est
indiscutablement ; mais il ne suffit pas d'établir le fait :
sa vie vaut
d'être connue, tant elle est douloureuse.
Girier est de Lyon.
A treize ans,
malheureux dans sa famille, il s'échappe et vague à l'aventure. Dans
les rues
il rencontre un homme qui lui donne à manger, lui offre un gîte. Il
suit
l'homme, mais l'abandonne bientôt, car son bienfaiteur a visiblement
des
intentions louches. Il se cache dans une cave où la police le déniche.
Il est
conduit au poste. Là, dans la bande de mouchards, le gamin reconnaît «
l'homme »
— c'était un policier. Mauvaise note pour le petit inculpé :
on le
condamne à huit jours de prison pour vagabondage et attentat aux mœurs.
Les
huit jours écoulés, Girier avait beaucoup réfléchi : ce fut un
révolté qui
sortit de prison.
C'était une époque
d'effervescence ;
Lyon bouillonnait. En 1883, les réunions se succédaient ; le
gosse y va,
et ne se borne pas à écouter : il parle ! Et il parle
à des foules de
deux et trois mille personnes. Ce gamin est écouté, applaudi. Un soir,
le
commissaire de police, trouvant trop acerbe le discours de Girier, veut
imposer
silence au petit orateur, qui lui répond vertement. D'où
poursuites :
insultes à un magistrat dans l'exercice de ses fonctions.
Pareil délit, pour
un homme, est tarifé à
quelles semaines, — quelques mois de prison au grand maximum.
Pour un enfant, il
n'en va pas ainsi (et
ceci est une des caractéristiques sociales : toujours la
répression est
d'autant plus brutale qu'est faible la victime), — Girier est condamné
à
l'internement dans une maison de correction jusqu'à dix-huit ans. Il
avait
quatorze ans...
Vers le milieu de
1886, Girier sort de
prison. Il a la chance de s'embaucher à Lyon. Un mois ne s'est pas
écoulé que
la police vient sermonner son patron, lui apprend qu'il occupe un
anarchiste et
lui conseille de le remercier, — chose qui fut fait. Toujours brouillé
avec sa
famille, Girier quitte Lyon et, pourchassé par la police, il va de
ville en
ville, vagabonde dans la région du Rhône, où, au cours de ses
pérégrinations,
il récolte un an de prison, à la suite d'un discours en réunion
publique. Il
file alors vers le Nord et, sous le nom de Lorion, trouve à gagner sa
vie ; son ardeur propagandiste lui vaut de la part des chefs
collectivistes, une animosité sourde.
Au cours d'une
manifestation à Roubaix,
provoquée par l'enterrement d'un prolétaire qui, après avoir tué le
directeur
de l'usine Vanoutryve, s'était suicidé, Lorion grimpe sur le mur du
cimetière,
harangue la foule. Le lendemain, sous l'influence des collectivistes,
un
journal réactionnaire de Lille, la Dépêche,
insinuait que Lorion devait être un agent provocateur. Quelques
anarchistes —
le calomnié était du nombre — vont le soir même aux bureaux de la Dépêche et, au refus de rectifier,
répondent par des voies de fait... Des arrestations furent faites à
Roubaix.
Lorion qui habitait Armentières, eut le temps de s'esquiver et, quinze
jours
après, par défaut, il était condamné à une douzaine de mois de prison.
Lorion, faisant peau
neuve, alla
s'installer au Havre, — sous un nouveau nom ; il s'y croyait
en sûreté
quand l'organe collectiviste de Lille, le Cri
du Travailleur, rédigé par Delory, maire actuel de Lille, le
qualifiait
catégoriquement de mouchard et dénonçait son refuge, Le Havre. Sur
quoi,
oubliant toute prudence, Girier-Lorion prit le train pour Roubaix et
organisa
une réunion publique, convoquant ses dénonciateurs à de franches
explications.
La veille de la
réunion, la police
découvrit son domicile et vint pour l'arrêter. Que faire ? Se
laisser
prendre, c'était accréditer les calomnies. Les collectivistes
n'auraient pas
manquer de conclure à une comédie combinée pour tirer Lotion d'un
mauvais pas.
Désireux d'éviter pareille interprétation, Lorion reçut les policiers à
coups
de revolver : il en blessa un, bouscula l'autre qui roula dans
l'escalier
et, l'enjambant, il galopa vers la frontière, peu éloignée. Les
policiers lui
firent la chasse, criant : « A l'assassin !... Il a tué sa
femme !...» Il fut rattrapé à quelques centaines de mètres de
la
frontière.
Quelques semaines
après, Lorion-Girier
passait aux assises et était condamné pour blessures aux agents à dix ans de travaux forcés.
Un peu plus tard on
apprenait d'où était
partie la dénonciation portée contre Lorion dans le Cri
du Travailleur : en une réunion tenue à Lille (en
décembre
1891), M. Delory dut avouer qu'il n'avait d'autre preuve des
accointances
policières de Lorion qu'une carte postale, mise à la poste de Bruxelles
et
signée « Boisluisant » — un individu qu'il avoua ne pas connaître. A
cette même
réunion, Delory dut avouer encore qu'il avait reçu une nouvelle lettre
du « Boisluisant
» dans laquelle ce personnage déclarait s'être trompé sur le compte de
Lorion-Girier, regrettait de l'avoir accusé à tort et demandait qu'on
insérât
la rectification dans le Cri du
Travailleur.
Ce qui ne fut pas
fait.
Lorion fut embarqué
à destination de
Cayenne. En 1894, il eut la chance d'échapper au massacre des
prisonniers
anarchistes, — qualifié de «r évolté » par l'administration
pénitententiaire, —
mais il n'en fut pas quitte ainsi : sous l'accusation d'être
un des
fauteurs de la révolte, il fut traduit en conseil de guerre et condamné
à mort.
Pendant huit mois, dans un cachot, il attend l'exécution. Enfin, au
bout de
huit mois, sa grâce arrive, — si on peut qualifier « grâce » ce
supplice :
cinq ans de réclusion cellulaire.
La réclusion
cellulaire, c'est toujours
la mort — mais plus affreuse que par la guillotine. Et depuis deux ans,
Lorion-Girier endure ce supplice. Dernièrement, une note officielle le
déclarait fou... Il est toujours au bagne. Ce malheureux, frappé pour
ses
convictions, victime de sectaires ombrageux autant que du Code,
n'est-il pas un
prisonnier politique ?
Me voici au bout de
ma tâche. J'ai voulu
dissiper documentairement l'illusion des hommes de bonne foi qui
croient les
lois d'exception de 1893-1894 inappliquées et inapplicables.
Les victimes sont là.
Emile
Pouget, Revue
Blanche, n° du 15 juillet 1898, pp 29-54 .
Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k836767/f31
[1] Le malheureux, soldat au moment du procès, fut envoyé en Afrique, il y est mort… de privations assaisonnées des brutalités coutumières là-bas.
[2] Pamphlet anarchiste dijonnais, publié en 1892-93.
[3] M. Vidal de Saint-Urbain qui, dans ce procès, remplit les fonctions du ministère public, a été élu député de Milhau ( Aveyron), aux dernières élections.
Le manifeste sur les "lois scélérates"
"Comment elles ont été faites"
"L'application des lois d'exception"